Le
dernier Poilu a pu partir vers son éternel repos il y a peu.
Les autres survivants de la Grande guerre se font rares, de même que
leur mémoire. Après un temps en vient un autre. Néanmoins il est
nécessaire de se souvenir des erreurs passées afin de ne pas les
réitérer. Si vous désirez avoir un aperçu des désastres
personnels provoqués par la Der des Ders, procurez-vous Rendez-vous
sous les cerisiers.
C'est un récit poétique de l'intime,
à double voix, où une jeune fille découvre qui était sa
grand-mère à son âge par le biais de lettres. Comme l'écrit si
bien Cendrine Genin, « on croit toujours connaître ceux qu'on
a de plus précieux ». Et pourtant, nous avons tous notre
jardin secret, que nous gardons pour nous. La petite-fille devient la
nouvelle dépositaire du secret de sa grand-mère, tout comme chacun
de nous qui ose se plonger dans ces jeunes années du début du XXe
siècle. A cette époque-là, les lecteurs adolescents d'aujourd'hui
auraient pu être cette Marguerite et son Henri. Tous deux n'ont pas
chanté longtemps Le
Temps des cerises,
mais ils en ont rêvé ! La couverture de Nathalie Novi donne bien le
ton de l'œuvre : une jeune fille, comme baignée de soleil, cerises
en pendants d'oreille, est pensive, perdue dans le bleu vague et
froid, comme tournée vers le passé. Espoir et douleur se mêlent et
livrent un admirable ouvrage.
Si
à l'ouverture de la boîte contenant les précieuses lettres
explosent à nos yeux des mots d'amour calligraphiés à l'encre de
violette, à y regarder de plus près on se rend compte que ce sont
des lettres du front et de « l'arrière ». Cet échange
épistolaire entre les deux fiancés nous fait part des changements
psychologiques et des conséquences intimes de la guerre sur chacun
des deux. Les messages d'Henri et de Marguerite ne sont pas longs.
Mais chaque mot juste et doux compte, et l'on se retrouve avec une
telle intensité d'expression que l'on ne peut qu'être touché par
cette sincérité. Et cela s'exprime encore davantage dans l'adresse
et la signature de chaque lettre, ponctuées par des surnoms, toutes
calligraphiées en pleins et déliés, comme reproduites à
l'identique. Cependant, l'espoir d'un retour rapide au village et
d'une vie paisible s'efface quand le silence du soldat s'installe
après l'hiver, suite à ses inquiétants propos. La tourmente
torture Marguerite qui se bat contre cette absence de réponse et ne
peut rejoindre l'être aimé. Elle se sent profondément impuissante,
comme affrontant un mur de douleurs. Et de désarroi elle pousse le
Cri
d'Edvard Munch. Les sublimes illustrations de Nathalie Novi donnent à
voir toute la poésie de cette histoire, grâce aux couleurs chaudes
d'espoir ou froides de tristesse, et grâce à une sorte d'effet
sfumato
qui estompe les contours et universalise le propos. C'est une
tragédie à échelle humaine où les Nations défont et imposent des
destins aux peuples – même à « l'arrière », où il
faut continuer à vivre et à travailler malgré tout – et envoient
délibérément des hommes se faire massacrer dans des boucheries
sans nom. Combien de gens jeunes et moins jeunes
arrachés de leur vie tranquille, obligés de partir se battre et de
tuer des ennemis qu'ils ne connaissent pas, qu'ils ne haïssent pas,
au péril de leur vie ! N'ont-ils pas été sacrifiés pour la gloire
de la patrie ? Combien de vies brisées, broyées, asphyxiées au
« gaz moutarde » ! Les mutineries étaient d'ailleurs
férocement réprimées.
Peu à peu la guerre fait effet. Elle dresse des murs
entre les êtres. La solitude est criante : chacun est représenté
seul dans un désert de nature, seul dans son monde, seul face à ses
questionnements sans réponse. Mais malgré tout Marguerite tient
bon. Ses lettres contiennent toujours une part de soleil, même si
avec un tel horizon obscur, on peut s'attendre au pire. Mais de sa
jeunesse, comme dans la chanson, elle « en garde au cœur une
plaie ouverte ». Les lettres s'arrêtent et la petite-fille
s'adresse directement à son aïeule pour nous livrer le fin mot de
l'histoire. Les différentes intrusions de la deuxième personne sont
profondément touchantes. Elles donnent vie aux personnages ; la
femme désormais âgée semble à côté de nous. C'est alors que
l'on apprend le dénouement inattendu. Une seule phrase abat la jeune
Marguerite, alors que rien n'était parvenu à l'ébranler
auparavant. Et finalement le rendez-vous sous les cerisiers – leur
lieu amoureusement tenu secret – devient le théâtre d'un dernier
adieu. On n'oublie jamais son premier amour.
On pensait qu'elle serait courte, que tout le monde
serait rentré avant Noël, que ce serait la dernière. Rien ne fut
vrai de tout cela. Les dirigeants en décideraient autrement. Les
surnoms erronés de la Première Guerre Mondiale en accentuent le
tragique, voire le pathétique, car combien d'enfants nés du bonheur
d'une permission accordée ou de l'armistice, durent à leur tour
prendre les armes une vingtaine d'années plus tard ? La guerre
change les hommes, tout entiers, tous autant qu'ils sont.
Ce livre n'est pas un manuel d'histoire. Vous n'y
trouverez pas de frise chronologique, ni d'événement précis. Mais
vous partagerez poétiquement des émotions et des ressentis humains.
C'est un album très émouvant où chacun peut avec douceur et
tendresse s'identifier au destinataire comme à l'auteur des lettres,
et alors mieux comprendre ces déchirements. Je vous le conseille
vivement.
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